Art Nouveau

Derrière les portes et les façades : "Un castel pas si dérangé"...

dscn6181.jpgIl était une fois l'histoire d'une veuve qui, en guise d’investissement, souhaitait faire construire un immeuble de rapport qui lui permettrait de louer quelques 36 appartements à loyers modérés. Pour mener à bien ce chantier d'envergure, elle fit appel à un jeune architecte qui profita de ce projet pour lancer une carrière aussi longue que florissante lui permettant ainsi de poser les jalons d'un art que l'on allait bientôt qualifier de Nouveau....
Ces quelques ligne d'introduction aux accents littéraires d'un conte me permettent de présenter hâtivement l’histoire du bâtiment parisien dont il s'agira ce soir.
Pour continuer de planter le décor, la veuve en question s'appelle Elisabeth Fournier, le lieu qu'elle a choisi d'investir pour son projet immobilier est situé au 14, rue La Fontaine, dans le très chic et très calme XVIème arrondissement. Et le jeune architecte à qui elle confie ce travail monumental en cette année 1895 s’appelle Hector....Hectordscn6176.jpg Guimard pour être précise. Un ouvrage de taille qui va mener le jeune prodige de la pierre et de la ferraille sur les marches de la notoriété, mais surtout de l'innovation aussi bien architecturale que décorative. Ce lieu que l'on qualifiera rapidement d'étrange, d'insolite, voire de diabolique porte le nom d'une résidence, que l'on pourrait presque d'ailleurs retrouver dans un conte... le "Castel Béranger".
Si l'immeuble dans son ensemble ne présente pas de particularités qui le distingue d'un autre, c'est dans le détail qu'il sort du pâté de maison dans lequel il est coincé. Il faut donc s'approcher et scruter chacune des fenêtres, leur encadrement, les frises et les portes pour comprendre avec quel souci, notamment dans la finition, Guimard s'est attaché à remplir sa mission.
dscn6177.jpgC'est donc entre 1895 et 1898 que ce chantier de grande ampleur prend forme pour les affaires de Mme Fournier. A cette époque, Guimard qui se cherche encore va appliquer les principes nés de ses rencontres avec Victor Horta mais surtout Eugène Viollet le Duc à qui l'on doit l'empreinte moyen-ageuse laissée sur la bâtisse.
Sur la base des principes préconisés par son maître qui prône le rejet de la planéité et de la symétrie, Guimard use de bien des registres que ce soit dans les formes et les éléments architecturaux : bow window, loggia, balcons qui s'opposent aux petites échauguettes d'influence moyen-âgeuse, mais aussi dans les matériaux utilisés très variés : pierre, panneaux de grès vernissé, ferronnerie, briques roses pâles, pierre meulière, faisant ainsi naître un ensemble d'éléments dans le même bâtiment. De ce fait, un certain éclectisme se dégage spontanément de cette adresse qui contribue grandement à son aspect insolite, néanmoins temporisée par une douce harmonie de coloris. Ainsi, douceur et modernité se marient ici en toute simplicité dans des volumes et des proportions qui évoquent déjà presque ce qui suivra l'Art Nouveau. 

Mais celle qui prend tout sa place, celle qui est véritablement la maîtresse de maisondscn6182.jpg
à cette adresse, c'est bien la ligne....elle règne sur cette façade qui semble façonnée par l'étrange. En plus de donner le "LA" architectural, elle apporte une identité et une âme particulière à ce qui fait de cet amoncellement de briques de pierres et d'ardoises, un immeuble élégant. Sinueuse, elle ondule, telle une onde imaginaire, elle épouse, que dis je elle naît de la pierre d'une façon si fine et si naturelle qu'elle semble avoir toujours été imprimée dans le matériau. 

Serpentant, courant, contournant parfois l'arrête que lui a donné l’architecte, de la ligne un peu folle de la grille d'entrée à l'empreinte à peine laissé sur les pilastres, elle accompagne le regard du promeneur et de l'habitant, du bas du trottoir jusqu'aux toits. Les lignes se croisent, s'entrecroisent dans une osmose qui fera la marque de l'architecte et qui se retrouvera dans toutes ses oeuvres, y compris urbaines. Cette ligne sinueuse qui fera la signature de Guimard et qui se retrouvera ensuite sur bon nombre d'éléments de l'urbanisme parisien prend sa naissance sur ce bâtiment.
dscn6179.jpgSi Guimard doit inventer formes et volumes, son cahier des charges comporte également la décoration intérieure de l'immeuble, ce qui fait de cette oeuvre magistrale le spécimen du principe fondamental de l'Art Nouveau : l'unité complète de l'oeuvre. Et comme la propriétaire des lieux lui laisse carte blanche, Guimard en profite pour s'en donner à coeur joie, faisant preuve jusque dans les plus petits détails d'une originalité et d'une inventivité à toute épreuve. Ainsi, de la grille d'entrée aux poignées de portes en porcelaine, tout est pensé, imaginé, conçu et réalisé dans une minutie qui n'a d'égal que le raffinement. Un immeuble de rapport à loyers (dit "modérés"), bien luxueux...
Cette pluralité dont il témoigne ostensiblement à travers la réalisation du Castel Béranger reflète l'ensemble de l'oeuvre de l'architecte et reste un bel exemple de ses oeuvres de jeunesse souvent marquées par des tonalités claires et à l'esprit joyeux, et  cette ligne parfois un peu folle mais toujours élégante qui court sur les bow windows et qui fait la joie des encadrements de fenêtres.
Les éléments décoratifs extérieurs témoignent de l'imagination débordante de leur dscn6173.jpgauteur : le bestiaire fantastique en est un beau témoignage : la façade est en effet peuplée d'animaux aussi insolites les uns que les autres...hypocampes, chats, volatiles, petits crustacés....se croisent dans un jeu de couleur aussi raffinées qu'originales. Les matériaux se marient aussi judicieusement que les lignes se croisent et se décroisent dans une fluidité cohérente. 
Insolite est donc le mot qui vient à l’esprit du promeneur qui passe devant cette étrangeté urbaine. Un adjectif qui reste presque encore faible car cette oeuvre plus qu'originale est bel et bien baroque, excentrique et étonnante, même quelques 120 ans plus tard et laisse inévitablement toujours le passant et le visiteur assez songeur....Imaginez donc quel effet cet ovni architectural a pu faire sur les parisiens de cette toute fin du XIXème siècle, les critiques acerbes avaient bien parlé du "Castel dérangé" et de "la maison du diable", des appellations moqueuses qui montrent combien la façade a pu intrigué.....sans doute que les principes visionnaires de Guimard étaient réellement précurseurs...
"Le Castel Guimarisé", s'il a reçu un accueil mitigé à l'aube du XXème siècle (prix du 1er concours des façades de la ville de Paris en 1898 tout de même), continue de faire parler et suscite depuis des décennies un véritable intérêt, de la part des initiés qui s'intéressent à l'Art Nouveau et à l'architecture mais aussi par les pouvoirs publics qui le classent en 1992 au titre des Monuments Historiques.
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Derrière les portes et les façades : "Le bouquet de chardons de M. Muller"

pb120051.jpgDans la petite rue Claude Chahu, on trouve quelques bacs de géraniums aux fenêtres et parfois une ou deux plantes vertes aux balcons. Des fleurs qui apportent un peu de verdure dans ce quartier résidentiel parisien du 16ème arrondissement, cossu et tranquille malgré l'animation toute proche de la rue de Passy. Mais en s'arrêtant au n°2, on s’aperçoit facilement que les occupants de cet immeuble de cinq étages n'ont guère besoin d'ajouter une note végétale à l'encadrement de leurs fenêtres. En effet, là, de la porte aux mansardes du dernier étage, l'ensemble des ouvertures est placé sous le signe du monde végétal, et plus précisément sous le règne du chardon.

De loin, il est presque impossible de ne pas remarquer cet immeuble qui se détache de l’uniformité architecturale de la petite rue très paisible. Si les volumes en eux mêmes restent plus ou moins fidèles aux constructions parisiennes, l'ensemble vert-bleuté ne passe pour le coup pas inaperçu faisant presque figure d'étrangeté anachronique, que ce soit dans les couleurs utilisées comme dans les motifs décoratifs. D'ailleurs cette oeuvre exubérante est bien celle d'une carrière puisque l'architecte Charles Klein à qui l'on doit cette originalité ne réalisera pas d'autres chantiers parisiens (les chardons auraient ils provoqué des réactions épidermique ?) et signera la fin de celle du céramiste Emile Muller.
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L'entreprise des deux hommes me semble se situer dans la "juste démesure" des chantiers architecturaux parisiens de la belle époque. En effet, alors que Barbaud et Bauhain restent dans un registre décoratif sage et classique, reprenant une symbolique déjà couramment utilisée, le duo choisit une forme plus expressive sans pour autant tomber comme l'équipe Lavirotte, Alaphilippe, et Bigot (déjà évoquée avec le Ceramic Hotel), ou celle de la rue d'Abbeville, dans une exubérance presque grossière. Un style particulier qui se distingue aussi d'un autre registre encore différent, celui du génial Guimard, nettement plus élégant et raffiné, autrement plus parisien, exécutant des réalisations d'une grande beauté qui contribueront à sa renommée internationale.

Mais revenons, non pas à nos moutons, mais à nos chardons (encore que les deux se retrouvent parfois dans un champs, mais je crois que par là je m'égare....). Car c'est bien le chardon qui est à l'honneur sur cette façade, enfin ces deux façades devrais je dire puisque cet immeuble fait en réalité l'angle des rues Claude Chahu et Eugène Manuel. En dehors de huit têtes échevelées qui coiffent deux encorbellements au niveau du 2ème étage, toutes les surface pouvant être décorées, notamment les lignes de construction pb120053.jpgde l’édifice, comme les angles, les arrêtes, les linteaux et les soubassements) font appel à l'image du chardon, que ce soit à travers les fleurs bien sûr qui apportent une douce note rose pâle dans cet univers bleuté, mais aussi les feuilles et les tiges. Des tiges qui sont clairement évoquées à travers le très beau travail de ferronnerie  de Dondelinger sur la porte d'entrée principale.

L'utilisation massive du grès flammé en céramique dégoulinant littéralement sur ces deux façades traduit une mode particulière, propre au début du XXème siècle. Plantes quasi aquatiques du fait de cette couleur turquoise et de cette souplesse dans les lignes, ces "carduus" n'ont rien de très agressif mais invitent presque à entrer dans la douceur et la tranquillité d'un habitat cosy. C'est peut être pour cela que les chardons de M. Muller obtiennent le prix des façades de la ville de Paris en 1903 et le respect des monuments historiques en 1986 qui portent dès lors cet immeuble à leur classement.

Mais alors pourquoi un chardon ? Je ne suis pas sûre que l’architecte ni mêmepb120052.jpg le céramiste soient d’origine écossaise. L'utilisation aussi prononcée de cette plante piquante des terrains austères qui ne présente aucun intérêt et que l'on classe le plus souvent au rang de mauvaise herbe est elle symbolique ? C'est en effet bien possible, car même si cette fleur qui symbolise bien souvent la douleur du Christ et de la Vierge (mais aussi l'image de la vertu protégée par ses piquants), ne semblent pas répondre à une référence religieuse ici, je vois plutôt dans l'utilisation plus que massive de ces plantes jugées agressives, l'emblème de la ville de Nancy, dont le lorrain Emile Muller était probablement proche pour avoir contribué aux travaux de cet important foyer de l'art nouveau, l'Ecole de Nancy.
Une explication peut être plus tangible que celle qui voudrait que la présence de ces fleurs réponde à la demande précise du commanditaire de ce chantier, ou bien du futur propriétaire qui serait d'origine écossaise, ou tout simplement fétichiste... 
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Le chardon ou la rose ?
La rose ou le chardon ?
Méli-mélo de roses,
de roses et de chardons.

Une question se pose :
où ira le bourdon ?
Sur l’odorante rose
ou le piquant chardon ?

Sur la tombe de Rose,
un peu à l’abandon,
un vieil homme morose
se pose la question.

Bien loin le temps où Rose
partageait l’édredon,
l’amour se décompose
et devient moribond.

Pour chercher d’autres roses
il avait fait faux-bond,
il regrette la chose
et quête le pardon.

Le chardon ou la rose ?
La rose ou le chardon ?
Une question se pose :
où ira le bourdon ?

Sur la tombe de Rose,
un peu à l’abandon,
un vieil homme dépose
des larmes de saison.

Pierre DUPUIS- "La rose ou le chardon"

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Derrière les portes et les façades : "Rue d'Abbeville, j'ai rencontré la grâce"

pb130080.jpgPlusieurs fois déjà j'ai illustré mes billets par les traits de celles qui seront ce soir les héroïnes de mon roman photo. Non loin de la gare du Nord, dans la petite rue d'Abbeville (qui doit son nom à la proximité de la Gare qui dessert cette ville de la Somme), habitent quatre grâces (oui j'ai bien dit quatre, la mythologie grecque s'est plantée, on a toujours oublié la quatrième, la plus belle, que j'ai donc retrouvé dans cette rue qui sépare le 9è du 10ème arrondissement).

Là, au numéro 16, en 1899 on construit durant les prémices de ce qu'on appellera quelques années plus tardpb010005.jpg "l'Art nouveau", sous la direction de l'architecte Massa, un immeuble qui occupe tout l'angle de la rue du Faubourg Poissonnière et de la rue d’Abbeville.  Au niveau du premier étage, s'offrent au regard du passant, quatre demoiselles, chargées de soutenir les bow windows qui font de cet immeuble un ensemble cosy dans lequel on s'imaginerait bien s'inviter pour prendre une tasse de thé...
Le premier duo orne l'encorbellement de la façade d'angle, tandis que le second décore celui de la façade de la rue d'Abbeville. Si ce numéro 16 qui est à l'honneur ce soir n'affiche qu'un décor discret comparé à celui du n°14, nettement plus délirant faisant à lui tout seul la personnalité de ce pâté d'immeuble ; cet ensemble architectural, de par la présence de ces dames, est certainement l'un des immeubles que je préfère dans la capitale et une adresse bien connue des amateurs de façades Art Nouveau.

pb130076.jpgEn effet, à chaque fois que j'ai croisé le regard de ces apparitions, celles ci m'ont laissé dans une rêverie aussi douce que dubitative, suscitant à chaque prise de vue de nouvelles questions sur leur raison d'être, leur origine, leur présence, ces sourires ajoutant encore un peu plus de mystère. Oui, c'est bien au numéro 16 de la rue d'Abbeville que j'ai croisé la grâce et la beauté. 

Si l'on a parfois reproché à ces modèles grandeur nature (que l'on souhaiterait voir soudain se mouvoir), d'être un peu trop rigides dans leur mouvement et de manquer de souplesse dans leur posture, il convient tout de même de se rappeller que depuis plus de 110 ans, ces demoiselles gardent la pose sans broncher....
Le long de la travée verticale de bow window qu'elles soutiennent avec dévouement, la façade est décorée d'ornements faits de mascarons,pb010004.jpg consoles, grappes de fleurs et de fruits et d'un large cartouche dans lequel était placé à l'origine un angelot. Cette profusion de décors soigneusement agencés, donne une allure générale harmonieuse et élégante, à l'inverse, il me semble de l'exubérance de son voisin le n°14, dont je serai amenée à reparler d'ici peu.

A chaque fois que je surprends ces sourires coquins et ces doux regards, une question me revient et me taraude ...Quel est le modèle féminin qui a prêté ses traits, aujourd'hui immortalisés dans la pierre ? Quelle est la, ou les donzelles qui ont inspiré M. Dupuy, dont le ciseau habile a découpé des formes aussi charmantes et ciselé des traits aussi gracieux ?

pb010002.jpgIl est plaisant de pouvoir devant ces visages à jamais figés, imaginer l'histoire secrète de ces dames au sourire mutin et au déhanchement suggestif....Quelle égérie est à l'origine de ces regards et de ces seins à demi dévoilés ? Une danseuse de cabaret ou bien l'image fantasmée d'une sage dulcinées dont la main aurait été refusée au sculpteur amoureux ?

Connivence et complicité lient toutefois ces quatre apparitions que l'on peut également rattacher à la symbolique : Est ce une interprétation des quatre saisons ? Ou bien la représentation des trois grâces auxquelles l'artiste aurait ajouté l'image d'un modèle connu et aimé, une muse devant laquelle il serait resté subjugué et qu'il aurait voulu aligner au rang de personnage mythique ?pb130078.jpg

Quoi qu'il en soit et quelle que soit l'origine de ces visages délicats, l'artiste aura pris un malin plaisir à laisser entrevoir sous un voile aussi pudique que léger, les formes féminines affichées au regard du tout venant. Une nudité affirmée que le temps s'est chargé de couvrir de poussière et de lichen et pb130079.jpgainsi cacher ce qu'il jugeait sans doute un peu trop découvert.

Un supplément de pudeur qui ne déride pas pour autant ces dames qui, sous ce drôle de maquillage, restent impassibles, toutes occupées qu'elles sont à remplir leur destinée aussi tragique que fantastique : soutenir dans le vide ces encorbellements, le sourire et le regard restant à jamais immobiles, perdues dans des pensées que seul la main de l'artiste connait....

D'ailleurs, impossible de savoir si ces visages ont réellement existé ou s'ils sont sortis de l'imagination de Dupuy, mais moi, depuis que j'ai entendu une chanson de Bashung en passant sous ces corps graciles, j'aime à appeller ces apparitions "Léonie", parce que vues sous un certain angle, comme dans la chanson...elles semblent "faire l'avion"....

Mais ces sourire mystérieux et ces mouvements ensorcelants jouant avec la lumière du soleil ou la brume, ne peuvent être totalement innocents....car dans ces regards doux, ultra féminins, je décèle, malgré les stries laissées par le temps et le ciel parisien, une histoire d'amour entre ces visages et le sculpteur qui les a dessiné...

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