Dans la petite rue Claude Chahu, on trouve quelques bacs de géraniums aux fenêtres et parfois une ou deux plantes vertes aux balcons. Des fleurs qui apportent un peu de verdure dans ce quartier résidentiel parisien du 16ème arrondissement, cossu et tranquille malgré l'animation toute proche de la rue de Passy. Mais en s'arrêtant au n°2, on s’aperçoit facilement que les occupants de cet immeuble de cinq étages n'ont guère besoin d'ajouter une note végétale à l'encadrement de leurs fenêtres. En effet, là, de la porte aux mansardes du dernier étage, l'ensemble des ouvertures est placé sous le signe du monde végétal, et plus précisément sous le règne du chardon.
De loin, il est presque impossible de ne pas remarquer cet immeuble qui se détache de l’uniformité architecturale de la petite rue très paisible. Si les volumes en eux mêmes restent plus ou moins fidèles aux constructions parisiennes, l'ensemble vert-bleuté ne passe pour le coup pas inaperçu faisant presque figure d'étrangeté anachronique, que ce soit dans les couleurs utilisées comme dans les motifs décoratifs. D'ailleurs cette oeuvre exubérante est bien celle d'une carrière puisque l'architecte Charles Klein à qui l'on doit cette originalité ne réalisera pas d'autres chantiers parisiens (les chardons auraient ils provoqué des réactions épidermique ?) et signera la fin de celle du céramiste Emile Muller.
L'entreprise des deux hommes me semble se situer dans la "juste démesure" des chantiers architecturaux parisiens de la belle époque. En effet, alors que Barbaud et Bauhain restent dans un registre décoratif sage et classique, reprenant une symbolique déjà couramment utilisée, le duo choisit une forme plus expressive sans pour autant tomber comme l'équipe Lavirotte, Alaphilippe, et Bigot (déjà évoquée avec le Ceramic Hotel), ou celle de la rue d'Abbeville, dans une exubérance presque grossière. Un style particulier qui se distingue aussi d'un autre registre encore différent, celui du génial Guimard, nettement plus élégant et raffiné, autrement plus parisien, exécutant des réalisations d'une grande beauté qui contribueront à sa renommée internationale.
Mais revenons, non pas à nos moutons, mais à nos chardons (encore que les deux se retrouvent parfois dans un champs, mais je crois que par là je m'égare....). Car c'est bien le chardon qui est à l'honneur sur cette façade, enfin ces deux façades devrais je dire puisque cet immeuble fait en réalité l'angle des rues Claude Chahu et Eugène Manuel. En dehors de huit têtes échevelées qui coiffent deux encorbellements au niveau du 2ème étage, toutes les surface pouvant être décorées, notamment les lignes de construction de l’édifice, comme les angles, les arrêtes, les linteaux et les soubassements) font appel à l'image du chardon, que ce soit à travers les fleurs bien sûr qui apportent une douce note rose pâle dans cet univers bleuté, mais aussi les feuilles et les tiges. Des tiges qui sont clairement évoquées à travers le très beau travail de ferronnerie de Dondelinger sur la porte d'entrée principale.
L'utilisation massive du grès flammé en céramique dégoulinant littéralement sur ces deux façades traduit une mode particulière, propre au début du XXème siècle. Plantes quasi aquatiques du fait de cette couleur turquoise et de cette souplesse dans les lignes, ces "carduus" n'ont rien de très agressif mais invitent presque à entrer dans la douceur et la tranquillité d'un habitat cosy. C'est peut être pour cela que les chardons de M. Muller obtiennent le prix des façades de la ville de Paris en 1903 et le respect des monuments historiques en 1986 qui portent dès lors cet immeuble à leur classement.
Mais alors pourquoi un chardon ? Je ne suis pas sûre que l’architecte ni même le céramiste soient d’origine écossaise. L'utilisation aussi prononcée de cette plante piquante des terrains austères qui ne présente aucun intérêt et que l'on classe le plus souvent au rang de mauvaise herbe est elle symbolique ? C'est en effet bien possible, car même si cette fleur qui symbolise bien souvent la douleur du Christ et de la Vierge (mais aussi l'image de la vertu protégée par ses piquants), ne semblent pas répondre à une référence religieuse ici, je vois plutôt dans l'utilisation plus que massive de ces plantes jugées agressives, l'emblème de la ville de Nancy, dont le lorrain Emile Muller était probablement proche pour avoir contribué aux travaux de cet important foyer de l'art nouveau, l'Ecole de Nancy.
Une explication peut être plus tangible que celle qui voudrait que la présence de ces fleurs réponde à la demande précise du commanditaire de ce chantier, ou bien du futur propriétaire qui serait d'origine écossaise, ou tout simplement fétichiste...
Le chardon ou la rose ?
La rose ou le chardon ?
Méli-mélo de roses,
de roses et de chardons.
Une question se pose :
où ira le bourdon ?
Sur l’odorante rose
ou le piquant chardon ?
Sur la tombe de Rose,
un peu à l’abandon,
un vieil homme morose
se pose la question.
Bien loin le temps où Rose
partageait l’édredon,
l’amour se décompose
et devient moribond.
Pour chercher d’autres roses
il avait fait faux-bond,
il regrette la chose
et quête le pardon.
Le chardon ou la rose ?
La rose ou le chardon ?
Une question se pose :
où ira le bourdon ?
Sur la tombe de Rose,
un peu à l’abandon,
un vieil homme dépose
des larmes de saison.
Pierre DUPUIS- "La rose ou le chardon"